Usti est située sur l’Elbe, en Pays sudète, au nord de la République tchèque. Avec son agglomération, qui s’étend sur treize mille hectares, elle regroupe cent cinq mille habitants en 1985. Peuplée de deux mille cinq cents habitants à la fin du XVIe siècle, la ville souffre de la guerre de Trente ans et perd alors la moitié de sa population ; épidémies et famines achèvent son déclin. En 1725, « La place est en prairie. À l’ombre de deux vieux tilleuls, il y a une fontaine, quelques baraques de bouchers, des remises, des gargottes et une colonne portant la statue de Saint-Antoine. Au nord, à l’ouest et au sud, il y a des maisons avec des arcades formant cloître. Ces maisons ont un ou deux étages, souvent des pignons et des couvertures en bardeaux. Une tour datant de la Renaissance pointe parmi les maisons : elle porte une cloche qui sonne l’alarme et, dans ses caves, on conserve le vin des vignes municipales » (J.M. Umlaut). Vers 1750, mille personnes vivent à l’intérieur des murs de la ville, alors, qu’hors des portes, les faubourgs sont déjà formés. Mais, grâce aux cultures fruitières et au charbon, la ville se développe vite à partir du début du XIXe siècle. Entre 1832 et 1837, les portes de l’enceinte sont abattues pour faciliter la circulation alors que les matériaux de la muraille sont vendus. L’arrivée des bateaux à vapeur en 1841 et celle du chemin de fer en 1845 mettent Usti en relation avec toute la chaîne de production et de commercialisation qui va de Prague à Dresde. Aux usines de textile et de verre, s’ajoutent la métallurgie et les raffineries de sucre. En 1860, la ville compte huit mille habitants et, en 1910, elle avoisine les quarante mille habitants, devenant la quatrième ville de la Tchécoslovaquie. Les bombardements de 1945 touchent la ville et son centre, où la mairie et la bibliothèque sont détruites, tandis que les deux églises sont atteintes. Sur l’ensemble de l’agglomération, cinq cent soixante-douze maisons sont démolies et neuf cent seize autres endommagées, mais la vieille ville est debout. Dans l’immédiat après-guerre, l’expulsion des Sudètes d’origine allemande rompt la continuité sociale et démographique de la ville ; en deux ans, la totalité de la population est pratiquement renouvelée. En 1963-64, un concours d’urbanisme conclut à la démolition du centre ancien hormis ses deux églises. Entre 1970 et 1980, cette “rénovation” du centre est mise en oeuvre par le dynamitage des îlots. Les trois-quarts de la ville ancienne sont rasés pour céder la place à des “tours et barres” qui, tout en n’ayant aucun rapport d’implantation avec les îlots anciens, prétendent conserver de façon dérisoire la réminiscence de quelques anciennes places ou tracés.1
La ville, ainsi “modernisée”, offre désormais un spectacle d’autant plus désolant que ce nouvel urbanisme grandiloquent a opéré avec des moyens pauvres. À l’indigence de la conception, s’est ajoutée celle des réalisations que le temps n’a pas tardé à révéler.
Les bâtiments sont dégradés et les espaces, mal traités, sont délaissés et éventrés. La municipalité actuelle s’efforce de réunir les morceaux de cette ville sinistrée, modernisée à coups de dynamite.
La tradition “fonctionnaliste” française
Mais on aurait tort de sourire avec condescendance du triste exemple d’Usti. Car il n’est ni un cas isolé, ni tout à fait étranger à l’histoire récente des villes françaises. La tradition ancienne des fonctionnalistes s’est, à maintes fois, illustrée ici au cours des trente dernières années. Plusieurs exemples, plus ou moins aboutis, témoignent de cette volonté de “table rase” qui anime les épignones du Plan Voisin. Ainsi parlait celui qui a codifié à l’excès le courant fonctionnaliste : « Le Plan Voisin dégage toute l’ancienne ville, de Saint-Gervais à l’Étoile et lui restitue le calme. Les quartiers du Marais, des Archives, du Temple seraient détruits, mais les églises anciennes sont sauvegardées. Ceci n’est pas un but qu’on s’est proposé, mais simplement le résultat d’une composition architecturale. Elles se présenteraient au milieu des verdures, rien de plus séduisant ! Mais s’il faut convenir qu’ainsi leur cadre original se trouverait transformé, il faut admettre aussi que leur cadre actuel est faux et par surplus triste et laid. On voit également sur le Plan Voisin se dresser sous les frondaisons des nouveaux parcs, telle pierre insigne, telle arcade, tel portique soigneusement collationnés, parce qu’ils sont une page d’histoire ou une œuvre d’art. Et dans une pelouse se dresse un hôtel du Marais qu’on a conservé ou qu’on a transporté ; c’est aujourd’hui une bibliothèque, une salle de lecture de conférence, etc, etc… »2 .
C’est ainsi qu’à Albi, au cours des années 60, la conjonction du labeur d’un service départemental et d’un architecte, pourtant albigeois, promettaient au centre ancien la plus systématique des destructions, comme la maquette d’Albi-la-Neuve, dressée alors, le montre bien3 .
De la ville ancienne ne subsistent plus que la cathédrale Sainte-Cécile, les hôtels notables des Toulouse-Lautrec et des Laperouse, le palais de la Berbie, Saint-Salvy et quelques maisons au bord du Tarn pour garantir le pittoresque.
Le reste est remplacé par des barres et des tours, réponse qui nie aussi bien l’urbanisme que l’architecture en tant que réponse raisonnée complexe. Dérision suprême de tout cela, ici aussi, comme à Usti, les nouvelles implantations prétendent suivre les tracés anciens même avec le caractère sommaire qui est le leur. C’est la création d’un secteur sauvegardé le 19 janvier 1968 qui a épargné la ville en la mettant à l’abri de cette modernité-là. Toutefois, la ténacité rénovatrice a duré jusqu’en 1977 et il a fallu que l’équipe municipale et les politiques de l’État aient changé pour que le quartier du Patus Cremat ne soit pas rasé alors qu’il avait été “troqué” sous forme d’une enclave de rénovation contre la protection du reste.
Le sort du centre ancien d’Alès n’a pas été aussi heureux. Ici, non seulement l’opération de destruction a pu aboutir en supprimant le quart de la vieille ville, mais on a aussi réalisé le nouvel ensemble sur une “dalle” -le must de la mode d’alors-, isolant aussi bien le piéton du sol que la ville de son site, malgré la courbure de l’ouvrage qui prétend suivre la rive du Gardon. La Documentation française propose4 le cas d’Alès parmi les exemples urbanistiques et elle nous fournit ainsi de précieux plans et images. Celles prises au sol (ou sur dalle) sont encore plus affligeantes mais il est vrai que la réalité ne fait pas toujours bien les choses.
Le cas des Halles de Paris est certainement beaucoup plus complexe. Le sous-sol de ces quelque six hectares, parmi les plus précieux au monde par leur situation au cœur de Paris, ont servi à l’interconnexion des lignes nord-sud et est-ouest du métro et du RER.
Si la pertinence de cette liaison n’est ici en cause, la destruction inutile des pavillons de Baltard l’est et elle restera une tache dans l’histoire de l’architecture en général et de l’urbanisme parisien en particulier. Alors qu’ils auraient pu être démontés et remontés sur place pour abriter des nouvelles fonctions (comme à Nogent-sur-Marne), on les a détruits pour les remplacer par le salmigondis que l’on connaît, après une succession infinie de concours qui dénotait bien l’absence de tout véritable projet pour ce lieu majeur.
En marge de notre propos, on peut aussi constater que l’interconnexion parisienne a permis de faire converger vers le cœur de la capitale les quartiers de la banlieue. Et, au lieu de proposer les formes de la ville, Paris offre ici, dans l’un de ses plus anciens quartiers, un paysage de banlieue. Car tel est l’univers que nous savons produire.
Mais il faut aller encore plus loin pour constater que la destruction n’est pas le seul fait de ceux qui récusent le patrimoine sous couvert du schéma éculé opposant “la vie” à “l’histoire”. La conception étriquée du patrimoine, considéré comme collection d’objets d’architecture, et l’absence de toute compréhension de la ville comme ensemble peuvent aboutir au même résultat.
Le premier projet du plan de sauvegarde de Chinon, élaboré le 7 mars 1968 par B. Vitry, architecte en chef des monuments historiques, prévoit de “mailler” le centre ancien par un réseau de voies nouvelles élargies et de ne conserver que les quelques édifices labélisés “monuments historiques” et quelques rues pittoresques. On n’est pas loin d’Albi… Heureusement, P. Stetten a repris le plan pour protéger la ville.
À Usti, à Albi, à Alès, aux Halles et à Chinon, on aurait pu ajouter le quartier de la Balance à Avignon où la rénovation -sous couvert de sauvegarde- a permis de vider les indésirables, comme la progressive destruction du Panier à Marseille où la bombarde des RHI aère sans discernement le plus ancien quartier de la ville phocéenne, … et bien d’autres.
Le casseur ordinaire
Mais plus encore, ce sont les trois parkings par-ci, la placette par-là, la règle de prospect ailleurs et quelques autres artifices ou inerties mentales du même ordre, constituant la panoplie du casseur ordinaire et souvent fort populaire et apprécié par ceux qui n’évaluent pas les effets à terme, qui menacent les centres. Car la ville forme un ensemble bâti sur des “conventions” formelles d’implantation et de continuité dont on ne saurait impunément ôter des parties au gré des modes et des envies contradictoires.
Quelle que soit l’appréciation que l’on peut avoir de l’intervention parisienne d’Haussmann qui, en dix-sept ans, a démoli plus de seize mille immeubles, on doit reconnaître que, dans le champ de la composition urbaine, il a substitué une forme cohérente à une autre.
Depuis -et encore plus aujourd’hui- nous sommes loin de pouvoir procéder à de telles restructurations, faute de movens et faute de références. Les rues édentées par les plans d’alignement, le caractère fragmentaire et inabouti des rénovations comme l’absence d’une capacité unificatrice, y compris dans les nouvelles réalisations sur des terrains libres, en témoignent.
En guise d’urbanisme, on “zappe” de façon spasmodique. Il faut prendre acte de notre incapacité de porter les projets dans la durée, de disposer des moyens de l’ambition et de l’ampleur de la tâche. Il nous faut savoir démunis de conceptions avérées pertinentes et communément admises. En forçant à peine le trait, on peut dire que nous ne savons pas faire des villes alors que, plus que jamais auparavant, nous consommons des sols pour regrouper les populations, l’habitat et les activités dans des agglomérations que le mot ville n’exprime plus car, en même temps que l’on concentre dans l’espace la déstructuration des lieux, toute urbanité isole et disperse les habitants.
En ce sens et après tant d’avatars, il convient donc de forger une position -ne serait-ce que de conjoncture- par rapport aux centres anciens. En France, ils représentent désormais moins de 3 % de la surface urbanisée. Doit-on les conserver comme “bons pour le service” ou doit-on les réformer au nom d’une illusoire “modernité” qui se démode périodiquement ?
Cette conservation ne consiste pas à arrêter l’histoire de la ville. Tout au contraire, il s’agit de la prolonger par la substitution de ses parties selon ses échelles et ses rythmes en suivant la logique de l’objet concerné, la ville.
Alexandre MELISSINOS
Architecte - Urbaniste
- Urbanistické Souteze V Usti Nad Labem. ↩
- Le Corbusier, Urbanisme, Éd. Vincent Freal, Paris 1966, pages 272-273. ↩
- Maquette découverte et photographiée en 1977 dans les remises de l’hôtel de ville. ↩
- Cahiers de Documentation Photographique, octobre 1969 - dossier n°5 298 et 299, Logement et urbanisme en France ↩